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Le plaisir de la lecture

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Message par Manuel Mer 14 Avr - 12:39

(L'étrange strangulation de Fried m'a rappelé ce texte, que j'avais jadis écrit, et dont le thème est assez proche)



Monsieur Jacques Keller était un brave homme, très apprécié par ses amis et ses collègues de bureau. Il vivait dans une petite maison en banlieue. Ce soir-là, du reste, il rentrait chez lui. Ayant refermé la porte, il posa son attaché-case et en sortit un livre.

En effet, c’était sa grande passion : il collectionnait les livres. Non, il ne s’agissait pas d’un hobby, d’une marotte, ou d’une lubie, mais bien d’une passion. Il y consacrait du temps et de l’argent. Une fois par semaine, au moins, il rentrait à la maison avec un livre, acheté dans une librairie quelconque. Et ce soir-là, il en ramenait un.

Portant sa nouvelle acquisition, il entra dans la bibliothèque. Un soupir de satisfaction lui échappa en contemplant, une fois de plus, le panorama : les étagères couraient sur les murs, et elles étaient surchargées de livres. Il y en avait des centaines. On y trouvait de beaux livres aux reliures dorées, des volumes de format normal, des romans de poche, des albums de BD. Ouvrages rares ou publications récentes, couvertures neuves ou collées avec du scotch. Keller était fier de toute sa collection, et à juste titre : c’était une belle bibliothèque que la sienne. Il frotta avec amour la couverture du nouveau bouquin qu’il venait d’acquérir, avant de le ranger à son tour sur une étagère.

À ce moment, un bruit le fit se retourner. Sa femme de ménage venait d’apparaître.

« Ah, c’est vous, dit-elle. Je ne vous avais pas entendu entrer. Quoi, vous avez encore acheté un livre ? »

« Oui, ma chère. Je suis très heureux d’avoir trouvé celui-ci : j’ai dû parcourir plusieurs librairies avant de le dénicher. Un spécimen rare. »

La femme de ménage lui dit alors :

« Voyons, Monsieur, je ne vous comprends pas : pourquoi vous acharner à entasser des livres si vous ne les lisez pas ? »

Oui. Parce que c’était le grand paradoxe de la passion de Jacques Keller : il collectionnait des livres, mais il ne les lisait jamais. Si on lui avait demandé de désigner, parmi cette riche bibliothèque, les ouvrages qu’il avait réellement parcourus, il aurait été embarrassé.

« Ma chère, vous savez que je suis un homme très occupé : mon travail, mes activités diverses. Je n’ai pas le temps de lire, et c’est mon grand regret. Pour l’instant, je constitue ma collection. Mais vous verrez, quand je trouverai enfin le temps, je lirai tout cela. »

La femme de ménage ne se gêna pas pour montrer son incrédulité.

« Vous dites ça, vous dites ça. Mais la vérité, c’est que vous êtes comme mon pauvre mari : vous ne lisez pas parce que vous avez la fainéantise de lire. Voilà la seule raison. Ne vous fâchez pas, mon brave Monsieur, mais je continue à penser qu’entasser des livres pour ne pas les lire, c’est un peu absurde. Bonne soirée, Monsieur. »

« Bonne soirée, ma chère. »

La femme de ménage s’en alla. Keller admira encore un peu sa belle bibliothèque. Avec un chiffon, il frotta doucement deux ou trois couvertures. Ensuite, très satisfait d’avoir enrichi sa collection, il quitta la pièce.

La soirée fut tranquille. Après le dîner, Keller regarda la télévision. Puis il alla se coucher, éteignit la lumière et s’endormit très vite.

· * * * * * * * *

· * * * *

La nuit était tombée. Le silence et l’obscurité occupaient toute la maison. Et aussi, et surtout, l’immobilité. Tout était immobile dans la demeure.

Pourtant, si un témoin s’était trouvé dans la bibliothèque vers une heure du matin, il aurait assisté à une scène inexplicable et difficilement croyable. Sur les étagères, un certain nombre de livres s’étaient mis à bouger. Ils tremblaient, ils se mouvaient. Puis, l’un d’eux tomba sur le plancher. Et puis, un deuxième. Et un troisième. Au total, une bonne dizaine d’ouvrages chutèrent au sol.

Ensuite… Ensuite, ces livres se modifièrent. Ils prirent peu à peu une forme différente. En fait, un témoin se serait rendu compte, avec stupéfaction, qu’ils étaient en train de prendre forme humaine. Chaque livre devenait, étape par étape, un homme ou une femme, qui s’étirait par terre. Quand cette mutation fut effectuée, un de ces « hommes » se dressa à la verticale. Il était assez grand, avec des bras et des jambes, mais avec un visage d’une pâleur différente de celle des « véritables » humains. Manifestement, il s’agissait d’un éclaireur, chargé de s’assurer que la transformation avait réussi. Comme c’était le cas, il fit un signe. Les autres se dressèrent à leur tour. Une dizaine de silhouettes surgies par mystère, et debout dans la bibliothèque.

Ces créatures se mirent en rang. Celle qui s’était dressée la première prit la tête. Et elles sortirent ainsi de la pièce. Cette étrange procession, silencieuse et sombre, traversa la maison d’un pas régulier et mécanique. Sans aucun détour, elle se dirigea directement vers la chambre à coucher. Le premier homme poussa la porte. Tous le suivirent pour entrer.

Jacques Keller se trouvait dans le lit, profondément endormi. Les créatures, toujours silencieuses, se mirent autour de lui, formant un demi-cercle, et s’immobilisèrent. Elles attendirent.

Au bout d’un moment, Jacques Keller commença à bouger sous les draps. Il se retourna, s’étira. Ensuite, il se réveilla, et ouvrit les yeux. Un sursaut de peur le souleva. Autour de son lit, il apercevait une dizaine de silhouettes, apparemment humaines, et qui le regardaient. Dans la semi-obscurité de la chambre, il ne pouvait discerner les traits de leurs visages. Décontenancé, il ne put que balbutier :

« Qui… Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entrés ici ? Et que me voulez-vous ? »

L’homme qui se trouvait au milieu, celui qui avait mené la marche, lui répondit. La voix était audible, mais étrange et caverneuse.

« Jacques Keller, nous sommes des livres. »

« Vous êtes des… quoi ? »

« Nous sommes les livres de ta bibliothèque. Nous avons pris forme humaine pour pouvoir communiquer avec toi, et nous sommes venus te trouver. »

« C’est… C’est une blague ? Vous êtes des cambrioleurs, voilà la vérité ! Allez-vous en, ou j’appelle la police ! »

« Nous sommes des livres de ta bibliothèque, répéta la créature du milieu. Nous avons eu de longues discussions. Puis nous avons fait ton procès. »

« Mon… Mon procès ? Mais que me reprochez-vous ? »

« Ton crime, c’est que tu ne nous lis pas. Tu nous achètes, tu nous ranges dans ta bibliothèque, tu prends soin de nous. Mais tu ne nous lis jamais. Moi-même, je suis un livre d’histoire. Tu m’as acheté chez un libraire spécialisé : eh bien, tu as lu ma quatrième de couverture, tu as feuilleté mon premier chapitre, et puis rien. Tu m’as placé sur une étagère et tu ne t’es plus intéressé à moi. »

« Et moi, intervint une deuxième créature, je suis un livre de philosophie. Tu m’as trouvé chez un bouquiniste. Tu as rafistolé ma couverture, qui se décollait. Et puis, plus rien. Tu n’as pas lu une ligne de mon texte. »

« Et moi, dit une troisième, je suis un roman que tu as acheté dans une grande surface. Tu as admiré la photo sur ma couverture, et voilà tout. Tu m’as rangé sur l’étagère et tu ne m’as jamais ouvert. »

« Et moi, ajouta une quatrième, je suis un vieux livre du XVIII° siècle, un ouvrage de collection que tous les véritables bibliophiles voudraient posséder. C’est un privilège pour toi de m’avoir. Eh bien, tu ne connais même pas mon titre. Invraisemblable gaspillage. »

Keller se passa la main sur le visage. Il transpirait. De toute évidence, c’était un cauchemar. Une scène aussi extraordinaire ne pouvait pas être autre chose.

« Voyons, je reconnais que c’est vrai. Mais essayez de comprendre : je ne lis pas, parce que je n’ai pas le temps. J’ai un travail très prenant, j’ai des responsabilités dans des associations. C’est triste, mais je n’ai pas le temps de lire. »

« Mensonge ! Tu as tout le temps qu’il faut pour cela. Tu ne nous lis pas, parce que tu es fainéant. Tu nous achètes, tu nous collectionnes, et puis tu nous méprises. »

« Ah, je vous interdit de dire cela ! J’aime mes livres. Je vous range avec soin, je vous protège, j’écarte la poussière quand il y en a… »

« Ce n’est pas ce que nous attendons de toi. Ce que nous désirons, c’est que tu nous lises. Et nous avons fini par admettre que tu ne nous lirais jamais. Alors, les livres de ta bibliothèque se sont réunis et ont fait ton procès. Ton crime : tu collectionnes des livres et tu ne les lis pas. Le verdict : coupable. La sentence : la mort. »

« La… La mort ? »

« Oui, c’est la peine qui a été prononcée contre toi par les livres de ta bibliothèque. Un certain nombre d’entre nous ont été désignés pour te faire connaître le jugement. Alors, nous avons pris forme humaine, afin de pouvoir communiquer avec toi. Et maintenant, nous allons exécuter la sentence. »

« Vous allez… Vous allez me tuer ? »

Les créatures se mirent en mouvement. Lentement, elles s’approchèrent du lit. Keller céda à la panique.

« Non, non, ne faites pas ça ! Je vous promets que je vais lire… ! Demain matin, je me mettrai dans la bibliothèque et je lirai tous les livres ! Je les dévorerai jusqu’à la dernière ligne… ! Je vous le jure ! Non, non… ! »

Les créatures se penchèrent sur le lit. Elles se mirent à étouffer le malheureux Keller. Ce dernier se sentit asphyxié.

« Non, non, je vous en supplie ! Je vous promets que je vais lire ! Je vous en supplie… Non ! »

Sa vue se brouilla. Il retomba sur le drap. Après un ultime sursaut, il s’immobilisa. La vie venait de le quitter.

Les créatures l’observèrent un moment, pour s’assurer que la sentence avait bien été exécutée. Tel était le cas. Alors, elles se remirent en rang. Du même pas régulier et mécanique, elles sortirent de la chambre et traversèrent la maison en sens inverse. Cette étrange procession, à présent macabre, retourna à la bibliothèque. Là, les créatures retombèrent sur le plancher. Par étapes, elles reprirent leur forme primitive, celle des livres. Quand ce fut fait, les livres bondirent pour se replacer sur les étagères. Et ils ne bougèrent plus.

Le silence et l’obscurité tombèrent à nouveau sur la maison. Mais dorénavant, le silence était lourd et l’obscurité glauque.

· * * * * * * * *

· * * * *

La femme de ménage revint le lendemain matin. Elle trouva l’attaché-case de son employeur, signe qu’il n’était pas parti à son travail. Étonnée, elle se rendit dans la chambre. Et elle poussa un cri.

« Oh, il est mort ! Monsieur Keller… Mon Dieu, il est mort ! »

Elle courut jusqu’au téléphone pour appeler le SAMU. Ce dernier arriva aussitôt. Le médecin de service se pencha sur le lit. Il ne put qu’avouer sa perplexité.

« Il est décédé en pleine nuit, et je ne comprends pas de quoi. Simplement, son cœur s’est arrêté. En plus, cette expression sur le visage… J’ai l’impression qu’il a fait un cauchemar. C’est peut-être ce qui a provoqué l’arrêt du cœur. Bon, il faudra l’emmener à l’hôpital pour une autopsie plus approfondie. »

Pendant qu’on emportait le corps de Jacques Keller sur une civière, le docteur passa devant une porte entrouverte. Intrigué, il passa la tête, et découvrit des étagères surchargées de livres. Une collection impressionnante.

« Ce type avait une belle bibliothèque. J’aimerais bien avoir la même chez moi… »

Puis il suivit la civière et quitta la maison.
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Message par Ernest Kurtz Mer 14 Avr - 16:16

Ouais, sympa. Je suppose que cela a à voir avec ces gens qui achètent des livres reliés au mètre (genre l'intégrale de Balzac, tout Proust, tout Zola, etc...) et qui mettent tout cela bien à l'abri derrière des vitrines.
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Message par Manuel Mer 14 Avr - 16:51

Entre autres ! En fait, je pensais surtout à moi-même : mes étagères supportent pas mal de bouquins qui attendent que je les lise. Une nuit, il va m'arriver la même chose qu'à Keller !
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Message par Ernest Kurtz Mer 14 Avr - 18:42

Manuel a écrit:Entre autres ! En fait, je pensais surtout à moi-même : mes étagères supportent pas mal de bouquins qui attendent que je les lise. Une nuit, il va m'arriver la même chose qu'à Keller !
Alors moi je ne risque rien: il faut avoir été lu pour gagner sa place - choisie- dans ma biblio; les "non-lus" eux patientent sous ma table de nuit; cela dit, certains y végétant depuis plusieurs années, je me demande si une nuit, ils ne vont pas finir par... aaarrrrgggghhhh !
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