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Mammifère cétacé le plus grand des animaux...

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Mammifère cétacé le plus grand des animaux... Empty Mammifère cétacé le plus grand des animaux...

Message par Ernest Kurtz Mer 18 Aoû - 12:03

Bon, en explorant les profondeurs de mon disque dur, j'ai retrouvé le texte qui va suivre. Il date d'il y a au moins une bonne quinzaine d'années (époque où j'avais quelques velléités d'écriture). Il n'est en rien polar, je me souviens qu'il voulait s'inspirer/être "à la manière de" des nouvelles fantastiques à la Robert Bloch ou Fredric Brown. Je l'ai relu, ai corrigé 2 ou 3 trucs, mais sans vouloir le modifier ou l'actualiser. C'est l'un des rares mené à son terme. Honnêtement, je lui trouve quelque chose de bancal, mais il y a quelques passages que j'aime encore bien. Il est assez long (une trentaine de pages Word). Je ne poste donc que le début (en m'arrêtant sur un "cliffhanger" -smiley souriant-). Si cela saoule tout le monde, pas de problème, je laisse tomber. Sinon, je posterai la suite en trois ou quatre parties. Commentaires, remarques, avis et opinions plus que bienvenus

Le titre complet est:
------------------------------------------------------------------------------------------
Mammifère cétacé le plus grand des animaux possédant des dents fixées à la mâchoire inférieure.

Le souffle est court, rauque, arasant la gorge en rendant un bruit de rabot; les poumons ne peuvent se dilater suffisamment pour ingérer tout l’air nécessaire; le cœur se dilate à en jaillir par la bouche; les muscles des jambes tremblent de tétanie. Charles Dutter souffre. Mais Charles Dutter est pressé. Alors il continue d'agripper méthodiquement de sa main gauche la rampe de l’escalier pour haler ses quatre-vingt dix-huit kilos, et gravir ainsi, péniblement, marche après marche, les degrés de faux marbre bon marché de son immeuble minable. Il poursuit son effort sans relâche, payant tribut de son corps à chaque fois qu’il parvient à l'élever de douze centimètres supplémentaires vers son but, la colère au ventre. Quarante-huit marches. Putain de mômes qui ont encore bousillé l’ascenseur!

Il atteint enfin le palier de son troisième étage, un ballet de mouches vertes brillantes dansant devant les yeux. Pas de pause, plus le temps. Il dirige son corps pachydermique vers la porte de son appartement. Une quinte de toux grasse lui déchire les poumons. Il crache, s'essuie avec la manche de son pardessus fatigué et déjà passablement taché. Il extirpe ses clefs de la poche de son pantalon. Trois serrures. Fébrile, il se trompe de clefs; rate la première serrure; tourne une clef dans le mauvais sens; recommence; la porte à la peinture jaunâtre écaillée s'ouvre finalement. Il claque le battant derrière lui et retrouve la minuscule pièce qui lui tient lieu de salle à manger, de cuisine, de salon. Il se précipite vers l’antique et énorme poste de télé à coffrage de bois qui, comme un défi à la déesse Consommation, s’obstine à fonctionner depuis plusieurs décennies. Il appuie sur le bouton blanc de bakélite, tout en jetant un coup d’œil aux aiguilles du réveil posé sur le récepteur. Avec un peu de chance, l’émission commencerait tout juste. Il se permet enfin de s’écrouler dans le vieux fauteuil délabré qui fait face à l’appareil.

Le présentateur émerge du fond du tube cathodique. Costume foncé à la coupe parfaite et chemise bleu ciel, brushing impeccable et dents blanches, ce gendre idéal salut de son sourire de camelot le million de Charles Dutter qui béent devant leur téléviseur. Puis il ouvre le bras droit pour offrir en pâture aux fantasmes de ce million de paires d'yeux frustrés le mannequin femelle censé l'assister qui se tient, le même sourire télévisuel figé sur les lèvres, à ses côtés.

Sans quitter l'écran du regard, Charles se contorsionne sur son siège afin de se débarrasser de son manteau. Il le balance par terre et extirpe son paquet de cigarettes brunes de la poche de son veston.

Le Monsieur Loyal cathodique présente maintenant les cinq candidats de la semaine. Chacune de ces figures à l'enthousiasme opportunément télégénique a droit à son gros plan de quelques secondes, ce qu'il faut pour effleurer la surface de leur anonymat et paradoxalement exhiber leur commune insignifiance; cinq modèles interchangeables de Charles Dutter; grands ou petits, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, ils sont tous identiques: cinq réceptacles vides dans lequel se projettent les désirs inassouvis de leurs semblables à l'affût de l'autre côté de la barrière de verre.

D'ici la fin de la semaine, quatre d'entre eux auront disparu. Vendredi, le rescapé devra alors se battre seul face au Torquemada de l'acculture, animé par l'espoir de quitter l'arène télévisuelle les bras chargés des lots clinquants qui défilent à présent sur l'écran.

Au rythme d'une muzak douceâtre, une caméra effectue en effet un indolent mouvement panoramique sur les présents sur-éclairés disposés dans un désordre savamment élaboré sur un autre plateau du studio, la lenteur du déplacement de l'appareil créant l'illusion que ce condensé de rêves bas de gamme est quasi infini. Charles contemple cet étalage les yeux brillants d'envie.

Un plan moyen du sympathique gardien de cette pseudo caverne aux mille trésors succède à l'exhibition. Son rictus le plus enjôleur plaqué sur le visage, il fixe Charles au fond des iris:
- Vous aussi, vous pouvez avoir la chance de venir jouer avec nous et d'emporter la totalité des magnifiques cadeaux que vous offre notre « Chapeau du Bonheur » !
Sa voix est convaincante, stimulante même; on peut presque déceler dans le ton employé qu'il se demande avec étonnement comment il se fait que Charles Dutter, que chacun des Charles Dutter rivés à leur récepteur n'est pas en ce moment même à la place des cinq élus aperçus précédemment.
L’animateur se dirige vers son pupitre:
- Pour participer à notre émission, rien de plus simple: pendant les trente minutes suivants notre émission, vous nous appelez au numéro qui s'affiche actuellement au bas de votre écran et vous nous donnez les deux chiffres qui peuvent apparaître à tout moment sur votre téléviseur au cours de notre jeu. Vous serez alors peut-être tiré au sort et... -il ménage une courte seconde de suspens conventionnel tandis que la caméra se rapproche imperceptiblement de lui-, vous serez invité à vous joindre à nous dès la semaine suivante pour tenter à votre tour de gagner les magnifiques lots que vous offre le « Chapeau du Bonheur »!
Jingle conquérant !

Nouveau plan : Le présentateur est cadré de front à son pupitre sur la face avant duquel est stylisé un chapeau claque d'où jaillit une foultitude de paquets-cadeaux.
- Soyez attentifs et bonne chance à tous ! Et bonne chance aussi à nos cinq concurrents de la semaine -bref plan du quintet figé dans l'attente-. Et avant que Cynthia ne tire de sa main innocente le numéro de code du premier jeu de ce soir - court plan de l'assistante au sourire chronique -, une page de publicité.

Charles en profite pour aller prendre une bière dans son réfrigérateur. Quand il revient à son poste, sur l'écran, un jeune homme au teint halé, à l'allure de macho post-féministe, vêtu d'un costume dont l'aspect déstructuré répond aux exigences de la dernière mode, sirote sensuellement un verre de bière, installé paresseusement à la terrasse d'un café urbain et baigné de soleil, et échange un regard intense avec une beauté brune à l'air sauvagement civilisé, longues jambes nues et bronzées croisées très haut, épaules offertes et sourire déjà post-coïtal, assise seule elle aussi à quelques tables de lui. Puis apparaît une canette identique à celle que boit Charles; gros plan de la petite bouteille verte embuée d'une légère pellicule de vapeur d'eau, prometteuse de plaisirs insoupçonnés, qui tourne lentement, tendrement sur elle-même pour révéler son étiquette.

Après un nouveau jingle maison, le plateau de l'émission réapparaît avec, en incrustation en haut et à droite de l'image, le chiffre cinq. Charles bondit vers le bloc de papier et le stylo glissés sous le téléviseur. Évidemment, « ils » le font apparaître juste après la pub, et durant cinq secondes à peine : Tactique anti-zapping.

Pendant ce temps, la blonde assistante en représentation pour un couturier quelconque se cache les yeux avec la main gauche dans un geste qui se croit gracieux, tandis que son autre main tire une carte plastifiée d'un chapeau haut-de-forme posé à l'envers sur un guéridon recouvert de paillettes. Un chiffre est imprimé sur la carte qu’elle montre à présent à la caméra, un trois, chiffre qui s'inscrit alors sur le panneau électronique derrière elle, suivi du nom correspondant au premier des quatre jeux du jour : Les opposés ; il s'agit pour les candidats de trouver le mot contraire exact de celui énoncé par l'animateur.

Comme d'habitude, durant toute l’émission, Charles s'énerve, maugrée, peste, insulte les imbéciles de candidats, emplissant de mégots de brunes le cendrier de plastique à l'effigie d'une marque de mauvais alcool posé en équilibre sur le bras de son fauteuil avachi. Car, comme d'habitude, il sait répondre à toutes les questions posées, et plus promptement que les compétiteurs présents sur le plateau. Et, comme d'habitude, il rage en songeant que vendredi prochain, le combattant triomphant de ces joutes cathodiques, le vainqueur envié par des millions de téléspectateurs, le héros récompensé de son ardeur à la bataille, ce pourrait, ce devrait être lui, Charles Dutter. Depuis trois mois, il a appelé quotidiennement, donnant systématiquement à un jeune téléopérateur en CDD les deux bons chiffres; sans jamais être sélectionné.

Soudain, tandis que la troisième épreuve du jour commence, l’appel strident de la sonnette d'entrée déchire le cocon de son autisme télévisuel. Charles sursaute, jure tout bas, tourne la tête en direction de la porte, jure encore, puis reporte son attention sur le poste de télévision.
- Vous avez trente secondes, Jean, pour former le plus grand nombre de mots de cinq lettres avec les sept qui vont apparaître devant vous. Prêt Jean? Attention... top chrono !
La sonnerie perce de nouveau de sa tonalité aiguë les tympans de Charles.
- Merde ! lance-t-il à mi-voix, si je me lève, c'est sûr, « ils » vont passer le deuxième chiffre !
Troisième sonnerie, plus longue que les précédentes. L'importun insiste.
- Et merde, lâche Charles, vaincu, quittant son fauteuil.

L'homme sur le pas de la porte sourit, se penche légèrement vers l'avant pour saluer Charles, se redresse lentement et sourit encore.
- Monsieur Charles Dutter? Une profonde voix de basse.
Le personnage semble âgé d'une soixantaine d'années. Ses cheveux blancs, longs et épais, ondulent vers sa nuque, dégageant le front d'un visage bosselé duquel émane instantanément une tranquille bonhomie. Dominant Charles de dix bons centimètres, il a engoncé sa large stature et son embonpoint dans un costume sombre un peu passé à l'aspect vieillot. Charles a les yeux à la hauteur d'une lavallière mauve pâle qui entoure le col défraîchi d'une chemise de soie blanche un peu jaunie, et fixe la chose avec étonnement. Un gilet finement brodé bien que terni par les ans complète cette tenue.
- Oui, finit par dire Charles d'une voix un peu enrouée.
- Monsieur Dutter, reprend l'autre sur un ton aimable, vous me voyez désolé de venir ainsi vous importuner. Mais sachez que ma visite peut être pour vous source d'un grand bonheur. Aussi me permettré-je avant tout de vous demander de bien vouloir me laisser pénétrer quelques instants dans votre demeure afin que nous puissions poursuivre cette conversation plus agréablement que sur ce palier et que je vous fasse part plus en détails du motif de ma venue.
Charles, bouche bée, observe l'homme un instant, étourdi par ces manières surannées.
- C'est pour quoi ?
L'homme esquisse un bref sourire emprunt d'indulgence.
- Monsieur Dutter, il s'agit d'une... disons affaire grandement favorable pour vous qu'il est cependant délicat d'évoquer sereinement sur un paillasson.
Charles, remis de la surprise causée par cette étrange apparition, lance d'un air qu'il espère sévère :
- Vous êtes encore un de ces démarcheurs qui...
- Non, non, non ! l’interrompt l'autre en agitant la main. Bien que je sois effectivement le représentant de quelqu'un, je ne suis pas encore-un-de-ces-démarcheurs-qui. Pas du tout.
- Alors vous voulez quoi ?
Le visiteur soupire discrètement avant de reprendre avec le calme contraint de celui qui s'adresse à un enfant à la compréhension difficile :
- Je suis venu vous offrir la réalisation de votre vœu le plus cher. Se penchant à l'oreille de Charles, il glisse sur le ton de la confidence : Actuellement, le second chiffre apparaît sur l'écran ; il s'agit d'un deux.
- Co... comment ?!
- « Le chapeau du bonheur ». Le second chiffre. Un deux, vous dis-je.
- Le jeu ? Comment vous le savez ? Vous êtes sûr ?
L'autre hausse les sourcils avec petit sourire de coin pour toute réponse.
Un éclair intuitif traverse l'esprit de Charles :
- Vous êtes de l'émission, c'est ça, hein ?
L'homme se contente d'élargir son sourire, mimique que Charles interprète aussitôt comme une réponse affirmative. Du coup, il s'écarte pour dégager le passage.

L'homme entre dans la pièce, frappé d'emblée par l'impression paradoxale de vide et de capharnaüm qui s'en dégage. Peu de meubles, tous visiblement de récupération, disposés sans goût le long des murs : un buffet bancal et poussiéreux ici, près de l’évier en porcelaine noircie de crasse dans lequel s’empile quelques assiettes sales, une table de formica bleue et mauvais acier piqué de rouille là, cernée de trois chaises dépareillées. Et au centre, la télévision sur sa tablette roulante brinquebalante, deux des roulettes ayant été remplacées par des morceaux de carton pliés, et le fauteuil lui faisant face. Sur le sol, les restes d’un tapis effilé, râpé, sur lequel gisent quelques canettes vides. Un papier peint aux motifs pastels à l’origine mais aujourd’hui d’une terne uniformité de ton recouvre mal les murs, se décollant à la lisière du plafond, gondolant ailleurs, s’ornant çà et là de souillures graisseuses ou déchirures révélant par endroits le plâtre en dessous. Deux fines lézardes courent sur un plafond initialement blanc qui s'écaille et d'où pend une ampoule nue constellée de chiures de mouches. Deux fenêtres aux vitres sales, sans rideaux et pourtant ne diffusant qu'une lumière grise et triste. La pièce sent le tabac froid et la solitude. Dans cet endroit où tout semble recouvert d'une pellicule gris jaune de nicotine, ce lieu que le vieillissement ronge sans que son locataire fasse le moindre effort pour lutter contre l’usure du temps, réside un homme traînant une existence qui se détériore au ralenti, une existence vidée de toute combativité qui dérive au fil des jours.

Le visiteur prend place sur l'une des chaises de mauvais acier chromé qui entoure la table. Nulle part il n'y a de ces bibelots puérils, de ces reproductions bon marché de tableaux au goût douteux ou de ces photos de famille jaunies et mal cadrées, tous ces souvenirs faits matière qui racontent l'histoire d'un homme. Comme si Charles Dutter n'a pas eu de passé ; seulement un présent en lente déchéance.

Charles s’assoit à la table à son tour, mais de façon à toujours pouvoir jeter un œil sur l'écran de la télé. L'homme, sans se retourner, désigne du pouce l'appareil dans son dos et demande avec une pointe d'ironie:
- Vous croyez réellement être sélectionné un jour ?
Charles se racle la gorge, mal à l'aise.
- Ben... bafouille-t-il, un peu honteux.
- Tss, tss, ricane l'autre, secouant la tête avec affliction ; ô combien naïf peut être l'homme du vingtième siècle, ajoute-t-il avec emphase, les yeux au ciel.
Humilié, Charles sent l'exaspération monter en lui. Cet hôte inattendu commence à l’agacer avec ses manières sucrées, son air suffisant et son ton de Monsieur Je-sais-tout. D'une voix animée d'une juste colère, il lance :
- Dites donc, vous me prenez pour un...
- Tût tût, le coupe l'autre, la main droite levée en signe d'apaisement. Calmez-vous, je vous en prie, et revenons en précisément au but de ma visite : Le jeu.
Charles, bien qu'encore un peu grognon, se radoucit. Cet étrange trouble-fête est là pour ça : Le jeu. Il faut donc attendre de voir ce qu'il a à dire. Et puis, toutes ces simagrées sont peut-être un test, comme une épreuve de sélection officieuse ?
- Oui, revenons au jeu, fit-il fermement.
Son interlocuteur sourit de plus belle, se penche sur la table, repousse un cendrier débordant de vieux mégots, époussette devant lui quelques miettes de pain et autres petits reliefs de repas, et pose enfin les coudes sur la toile cirée en évitant soigneusement les taches de gras. Il plante alors son regard au fond des prunelles de Charles et d'une voix solennelle :
- Monsieur Dutter, voulez-vous gagner au « Chapeau du Bonheur » ?
- Si je veux ? Mais vous devriez le savoir, vous qui avez l'air de tout connaître ! Bien sûr que je veux participer au « Chapeau ». Je suis sûr que je les battrais tous, ces...
- Je crains que vous ne m'ayez mal entendu, Monsieur Dutter : Voyez-vous, je suis loin d'être aussi convaincu que vous semblez l'être que vous puissiez gagner si aisément que cela. Par ailleurs, pour gagner, de toute façon, il faut participer, n'est-ce pas ? Et les choses n'en sont malheureusement pour vous pas encore là. Alors, comprenez bien le sens de ma question. Détachant chaque syllabe, il précisa : Je ne vous demande pas si vous désirez participer au jeu, je vous demande si vous souhaitez gagner à ce jeu. Suis-je bien clair ?
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Rien de plus : Voulez-vous oui ou non gagner au « Chapeau du Bonheur » ?
Charles hésite un temps, ne percevant pas bien quel peut être le fond de cette question. Incertain, il finit néanmoins par dire :
- Euh ... oui, bien sûr.
- A la bonne heure !
- Euh ..., mais, attendez, reprend Charles après réflexion, vous êtes en train de me dire que... que le jeu est... truqué ?
L'amusement peut se lire sur les traits de l'autre.
- Je vois ce que vous voulez dire, Monsieur Dutter. Son sourire s'agrandit encore. Non, le jeu n'est pas truqué, en tout cas pas dans le sens où je présume que vous l'entendez. Il existe évidemment un certain nombre d'éléments que le public se doit d'ignorer, mais disons que tout candidat sélectionné peut gagner de lui-même ; la vraie difficulté étant de parvenir à être sélectionné.
Et l'homme se tait alors, laissant Charles à ses interrogations.

Celui-ci observe son interlocuteur les sourcils froncés. Il recommence à éprouver un certain agacement car il n'arrive plus du tout à voir où l'autre veut en venir, ni qui il est vraiment, en réalité. En outre, ces salamalecs et palabres pleins de sous-entendus sont de plus en plus irritants.
- Qu'est-ce que vous voulez, à la fin ? ! s'emporte-t-il, c'est quoi, cette affaire ?!
- Passer avec vous un marché on ne peut plus simple, réplique paisiblement l'autre, d’une voix claire. Je sais que votre vœu le plus cher est de gagner au « Chapeau du Bonheur ». Je me propose de réaliser pour vous ce souhait, et ce dès la semaine prochaine. En échange, ce que je veux, c'est qu'à votre mort, votre âme me revienne.
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Message par Manuel Mer 18 Aoû - 12:55

Ce n'est pas saoûlant, au contraire, c'est passionnant. On veut connaître la suite. Un côté "Quatrième Dimension", y compris dans la description des décors et le profil du personnage.

Tout ça m'a beaucoup rappelé mon papa qui rentrait en vitesse pour ne pas rater les jeux télévisés. S'il ratait le début, il était malade pour la soirée. Impossible de lui dire que ces jeux étaient débiles, car il se mettait en colère. J'essaye de me dire que je suis différent parce que je regarde autre chose, mais le suis-je tant que ça ?
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Message par Ernest Kurtz Mer 18 Aoû - 14:39

Merci Manuel.
Bien vu pour le côté "The Twilight Zone". Effectivement, petit côté désuet années 50-60 dans mon texte. De plus, certains épisodes de la série ont été écrits par Matheson qui, à l'époque, écrivait aussi des nouvelles dans la veine Bloch/Brown. (Du coup, je me demande si ce n'est pas d'avoir lu les posts ailleurs sur ce forum à propos de cette série qui aurait déclenché chez moi inconsciemment le processus m'ayant amené à retrouver ce texte ? Ah, les mystères du fonctionnement du cerveau !).
Bon, aller, du coup, je vais poster la suite. Format Word, il y en a encore pour une vingtaine de pages. Je vais mettre ça en plusieurs posts.
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Message par Ernest Kurtz Mer 18 Aoû - 14:51

Mammifère cétacé le plus grand.... Part 2

La bouche de Charles s’ouvre, ses yeux s’arrondissent.

Son vis-à-vis décrypte immédiatement l'expression qui s'est peinte sur le visage de Charles et devance sa probable réaction :
- Non, Monsieur Dutter, rassurez-vous, je ne suis pas sujet à des troubles mentaux. Je suis parfaitement conscient qu'en ces temps d'incroyance matérialiste, ma proposition doit vous paraître extravagante, si ce n'est farfelue. Et pourtant, elle est tout ce qu'il y a de plus réel. Tout ce qu’il y a de plus réel !

Charles se tait, le regard toujours fixé sur le visage affable de son interlocuteur. Puis il baisse le menton, se pince les lèvres et s'abîme un temps dans la contemplation d'une trace brunâtre de café séché. Il relève la tête, regarde à nouveau son visiteur, la rebaisse pour chercher à nouveau une réponse à une question non formulable dans la tache sur la table puis finalement, il bredouille:
- Mon âme contre un vœu, ça veut dire que... enfin vous voulez me faire croire que... que vous êtes euh... celui que...qui...que...que vous existez vraiment ?
L'autre a une petite mimique ironique.
- Je ne suis pas celui auquel je suppose que vous songez, Monsieur Dutter. Il secoue la tête. Comment pouvez-vous imaginer une seule seconde que qui-vous-croyez puisse se charger lui-même de contacter individuellement les humains tels que vous pour acquérir leur âme ? Permettez-moi de rire, sans vouloir vous offenser. Quel rendement, s'il en était ainsi ! Non, Monsieur Dutter, poursuit-il d'un ton redevenu posé, je ne suis pas celui-là; je ne suis qu'un envoyé ; et je me nomme Méphistophélès. Mais vous pouvez m'appeler Méphisto.
- Méphisto ?
- Effectivement, Monsieur Dutter. Les présentations étant maintenant faites, revenons-en si vous le voulez bien à l'affaire qui nous occupe : ma proposition vous intéresse-t-elle ?

Charles ne parvient pas à faire quoi que ce soit d'autre que de considérer l'autre fixement, l'air ahuri. Il est dépassé, déphasé. Les bribes de réflexions qu'esquisse son esprit perturbé s'éparpillent en de multiples directions toutes aussi illogiques les unes que les autres. Pourtant, bizarrement, il n’a pas peur.

- Bon, fait alors résolument celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto, manifestement, vous me paraissez quelque peu égaré. Mais ce n'est pas grave, et je me propose de vous aider à raisonner calmement, si vous en êtes d'accord.
Sans attendre de réponse, il enchaîne d'autorité :
- Alors voyons : En premier lieu, vous me semblez pour le moins incrédule. Cela n'a cependant in fine que peu d'importance, car l'alternative est en réalité toute simple. Suivez-moi bien, Monsieur Dutter. -Charles hoche mécaniquement du menton-. Soit vous croyez, soit vous ne croyez pas que je sois effectivement celui que je prétends être. Je ne discerne dans aucune des deux hypothèses l'ombre du moindre motif pour repousser ma proposition.
- Euh ...
- Mais si, voyons, Monsieur Dutter : Le Pari de Pascal !
Le visage de Charles ne s'en éclaire pas pour autant. Celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto se met alors en devoir d'expliquer avec le ton contraint du professeur faisant face à une classe particulièrement obtuse:
- Monsieur Dutter, si l'on suppose tout d’abord que je ne suis pas celui que je dis être, qu'avez-vous à perdre en acceptant mon marché ? Rien du tout ! Rien du tout parce qu'il s'agirait dans ces conditions, de votre point de vue, d'une proposition dans le vide, sans fondement. Comprenez-vous, Monsieur Dutter ?
- Euh ... oui, peut-être.
- Mais bien sûr, cela tombe sous le sens ! Très bien. Admettons maintenant à l’inverse que je sois réellement celui que j'affirme être. Je vous pose alors cette question: voulez-vous Monsieur Dutter changer de vie, et ce dès la semaine prochaine ?

Charles demeure muet. Cependant, comme poussé par un instinct remontant du plus profond de lui-même, il sent qu'il ne doit pas se laisser submerger par la rhétorique apparemment logique de son interlocuteur. Pour y échapper, il cherche des yeux un point d'appui et il le trouve dans ce qui est pour lui la plus consistante des réalités : le récepteur de télévision.

Sur l'écran, le présentateur arbore une expression admirablement désolée pour s'adresser au concurrent près de lui:
- Mon cher Jean, nous regrettons de vous voir nous quitter si tôt, mais c'est le jeu. Bravo encore, vous avez été un très sympathique candidat mais le jeu est le jeu. Il se tourne vers la caméra et vers le public: on applaudit Jean chaleureusement -salve d'applaudissements à la spontanéité bien orchestrée, puis plan des quatre rescapés frappant également dans leurs mains, l'air discrètement ravi de s'être débarrassé d'un rival, ensuite retour sur le présentateur- :
- Mon cher Jean -il lui pose une main paternelle sur l'épaule-, j'espère que vous nous demeurerez fidèle et que bientôt vous serez à nouveau des nôtres pour tenter votre chance au « Chapeau du Bonheur ». Au revoir Jean -il tend la main au malheureux qui exprime alors avec une chaleur et un fair-play convenus sa reconnaissance à l'égard des diverses instances qui lui avaient accordé l'honneur d'apparaître cathodiquement à ses contemporains, tandis que la caméra effectue un travelling arrière révélant la présence, de l'autre côté de l'animateur, de son faire-valoir sexuel-, et maintenant, avant de tirer le nom du premier candidat sélectionné pour la semaine prochaine -la caméra ne cadre plus à présent que le maître de jeu et sa muette auxiliaire à qui il prend le coude dénudé pour se diriger vers une énorme boîte de plexiglas pleine de petits morceaux de papier blancs-, une page de publicité.

Charles sort du poste et revient à son tentateur.
- Alors, questionne celui-ci ?
De façon tout à fait inattendue, sans qu’il y ait réfléchi l’ombre d’un instant, incompréhensiblement même à ses propres yeux s’il y avait pris le temps de s’y attarder, Charles résiste :
- Alors, alors, une minute !
Puis il se tait à nouveau.
- C'est vrai que si vous êtes cinglé, finit-il par reconnaître, j'ai rien à perdre à dire oui.
- Ah !
- Mais j'ai rien à y gagner non plus.
- Moui..., concède en apparence à contrecœur celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto.
- Bon, mais disons que je crois que votre marché est vrai. Et bien, c'est pas avec ce que je vais gagner au « Chapeau » que je vais aller loin. Et en échange, vous voulez mon âme pour toute l'éternité ? Vous trouvez ça honnête, comme arrangement, vous ?
- Reconnaissez tout d'abord, réplique celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto, que vous passez sous silence un aspect que je sais toutefois vous tenir à cœur: La gloire, même si éphémère, d'être vu triomphant par des millions de gens. Ceci compte, non ? Ne me dites pas le contraire, Monsieur Dutter, je sais que ce serait faux.
Charles fait la moue.
- Bah ...
- Monsieur Dutter, insiste l’autre, je sais que vous désirez ardemment gagner au « Chapeau du Bonheur », ce qui serait pour vous une revanche ou plutôt, corrige-t-il hypocritement, un juste retour des choses, vis-à-vis de tous ceux qui se pavanent devant vous quotidiennement avec leur réussite ostentatoire. De plus, le flatte-t-il, je vous sais capable de transformer les lots que vous y remporterez en moyens financiers que vous êtes à même de faire suffisamment fructifier ensuite pour satisfaire à vos besoins en toute quiétude.
- Au « Chapeau », au total, ça dépasse jamais un million, s’entête Charles d'une voix désabusée ; pas de quoi mener la grande vie.
- Monsieur Dutter, le coupe fermement celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto changeant brutalement de ton, terminons-en. Vous êtes joueur, je le sais –d’un geste ample, il désigne pour confirmer ses dires, les tickets et grilles de jeux périmés abandonnés ici et là-. Et bien, nous aussi ! Alors voilà: je suis autorisé à vous proposer un jeu ; un jeu où vous avez tout à gagner : les lots du « Chapeau du Bonheur » et la conservation, si je puis dire, de votre âme. Qu'en dites-vous, Monsieur Dutter ? Etes-vous prêt à jouer ? Etes-vous prêt à tout gagner ?
Charles, suspicieux mais appâté:
- Peut-être... faut voir... c'est quoi, comme jeu ?
- C'est un jeu très simple, une sorte de pari avec vous-même. Il ménage un instant de suspens qu'il est le seul à apprécier. Il s'agira pour vous de ne plus prononcer un certain mot durant tout le temps qu'il vous reste à passer sur cette terre.
Poussant encore un peu plus loin la malice, il s'arrête de nouveau, satisfait de voir face à lui un Charles accroché à ses lèvres.
- Quel mot ?
Celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto fait encore languir le pauvre Charles un instant. Incapable de dissimuler son contentement, il montre un visage dont les traits s'épanouissent d'un ravissement de gros matou. Puis enfin, il déclare d'une voix forte :
- Le mot « cachalot ».
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Message par Ernest Kurtz Mer 18 Aoû - 15:10

Mammifère cétacé le plus grand.... Part 3

Charles contemple le vide sombre du plafond de sa chambre à coucher. Cela fait plusieurs heures qu'il s'est allongé ainsi, tout habillé, sur son lit. L'immeuble entier est plongé dans le sommeil. Aucun des bruits d'un voisinage souvent trop vivant ne filtre plus à cette heure à travers les minces cloisons de l'appartement. Le silence et l'immobilité. En apparence. Car, à l'intérieur du crâne de Charles, un tonnerre d'interrogations inquiètes gronde : Pourquoi « cachalot » ? Quel piège, dans ce mot ? « Cachalot » ? Pourquoi « cachalot » ?

- Ah, ça suffit, Monsieur Dutter ! s’était emporté celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto. De quoi vous plaignez-vous ? Cela aurait pu être bien pire, bien pire, songez-y. Le mot aurait pu être... je ne sais pas... Il chercha dans le maigre décor autour de lui une source d'inspiration. Tenez, disons « fenêtre », par exemple ! Ou pire encore, un de ces mots que vous employez sans cesse : « bonjour », « merci », etc., etc. Vous voyez ce que je veux dire ? Là, j'aurais admis que vous tergiversiez. Mais « cachalot » ! Allons, Monsieur Dutter, franchement, jusqu'ici, dans votre vie, combien de fois avez-vous déjà prononcé ce mot ? Pas énormément, n'est-ce pas ?
- C'est vrai que... commença Charles.
- Alors ! triompha l'autre.
Charles, indécis, tiraillé, fit la moue.
- Je sais pas. Je réfléchis. Puis, comme une idée lui traversait subitement l'esprit, il demanda : Et si je disais... euh... je peux encore le dire ?
- Évidemment, vous pouvez encore le dire ! confirma celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto éclatant d'un rire où perçait l'assurance de sa victoire.
- Donc, recommença Charles, si... si je disais... « cachalot » après avoir gagné au jeu ? En admettant que vous...
- Oui, oui, en admettant que, se moqua celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto. Et bien, d'une part, dès votre mort, votre âme nous appartiendrait. En cela nous sommes bien d'accord, Monsieur Dutter ? -Charles hocha du menton-. Et d'autre part, vous perdriez rétroactivement tous vos gains obtenus au « Chapeau du Bonheur » et tout ce qui aurait pu en découler le cas échéant.
- Je comprends pas bien.
- Pffft ! Envolé ! Plus rien ! mima celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto avec de grands gestes. Dès que vous dites « cachalot », retour instantané à la case départ !
- Vous viendrez tout reprendre ?
- Mais non, Monsieur Dutter, cela ne fonctionne pas ainsi.
A la mine attentive de son interlocuteur, celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto comprit qu'il allait devoir se lancer dans une explication qu'il savait d'avance absconse pour le cerveau d'un Charles Dutter. Il soupira, secoua la tête mais se résolut.
- Il s'agit en fait d'un phénomène plus complexe, commença-t-il.
Il sortit alors de la poche de sa veste un petit boîtier noir, de la taille d'une grosse boite d'allumettes, surmonté d'un bouton-poussoir de couleur rouge, et le posa sur la table entre eux.
- Voilà. Ceci est un PACT. Il...
- Mais un pacte, s'étonna Charles, c'est pas un papier qu'on signe avec son sang ?
L’autre eut un bref rire.
- J'avais beau m'y attendre, à celle-là...
Charles fronça les sourcils, humilié.
- Ne m'en veuillez pas, Monsieur Dutter, se reprit celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto. Non, vous n'avez pas à verser votre sang. Autres temps, autres mœurs ! Désormais, il n'y a plus qu'à appuyer sur le bouton que vous voyez là, et hop ! Marché conclu ! Il ajouta, plus bas : Une histoire d’ADN laissé par un de vos doigts sur ce bouton.
- Et le machin rétro... je sais pas quoi ? insista Charles encore maussade.
- Ah, oui ! Bon ceci -il désigna le boîtier- est en réalité un Programmateur d’Alternatives Critiques Temporelles. En générant une légère modification de l'équilibre de particules, essentiellement des tachions et des...
Devant l'extrême désarroi que révélait la mine interdite de Charles, celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto s'interrompit. Comme il s'y était attendu, la majeure partie de son discours passait largement au-dessus de l'entendement de son vis-à-vis.
- Cet appareil, reprit-il, permet d'altérer subtilement le cours normal des choses, si vous voulez, sur un point précis et sur une échelle restreinte et, évidemment, dans un sens souhaité. Inversement, toujours grâce à cet appareil, il est possible de faire machine arrière, c'est-à-dire en quelque sorte d'effacer l'altération que l'on a introduite dans le cours probable des événements, les choses devenant alors ce qu'elles auraient dû être sans notre intervention. Naturellement, les techniciens qui ont mis au point cette petite merveille ont pris une quantité faramineuse de précautions et ont introduit dans le système une pléthore de restrictions et autres boucles de contrôle ou feed-back, notamment de façon à ne pas engendrer « d'effets papillon » aux conséquences trop importantes. Vous compren...
- « Effets papillon » ?
- Mais oui ! Petites causes, grands effets ! Le petit rien qui, de fil en aiguille, aboutit à des résultats considérables ; le petit ruisseau qui finit par générer la grosse rivière, quoi !
- Hum...
- Peu importe, coupa celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto d'un geste exaspéré. En un mot, grâce à ceci, on peut modifier le déroulement prévisible des choses, par exemple faire gagner à un jeu télévisé quelqu'un qui ne le devait pas -il dédia à Charles un sourire par en dessous-, sans que cela ait d'influence notable sur le reste du monde ; et, à l'inverse, annuler cette altération, même de très nombreuses années après, sans que cela ait plus d'incidence.
- Je vois, fit Charles sans que rien sur son visage ne laisse supposer qu'il en fût ainsi.
- Alors, pour ce « cachalot » ? relança celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto.
Charles grimaça d'embarras.
- Je sais pas...
- Ne soyez pas stupide, voyons ! Je vous offre de gagner en un rien de temps plus que vous n'avez jamais eu, et ce en échange de la simple réduction d'un mot, et encore, quel mot ! de votre vocabulaire.
- C'est que... Charles triturait fébrilement son paquet de cigarettes, évitant le regard de l'autre, voyez, si vous êtes ce que vous dites... vous savez bien... les histoires qu'on raconte sur les pactes...
- Quelles histoires ? interrogea perversement celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto.
- Vous savez bien, quoi, répondit un Charles de plus en plus nerveux, tous ces trucs... ces ruses... ces pièges, quoi ! Dans les pactes.
- Oui, je vois ce que vous voulez dire. On raconte beaucoup de choses, n'est-ce pas ? Oui, beaucoup de choses... Celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto se cala au fond de sa chaise et rêvassa un instant. Y a-t-il un piège dans ma proposition ? Telle est la question. Ou plutôt, quel peut bien être le piège que recèle immanquablement ce pacte, n'est-ce pas, Monsieur Dutter ? Et bien je ne vous dirai rien. A vous de trouver. Peut-être le piège est-il tout simplement l'absence de piège ? Oui, non ? Piège, pas piège ? C'est à vous d'évaluer la situation, Monsieur Dutter, à vous de vous montrer le plus... malin.

Charles haussa mornement les épaules en guise de réponse. Depuis fort longtemps, il avait perdu l’habitude d’avoir un si long échange avec qui que ce soit. Aussi, cette discussion avait elle fini par épuiser toute velléité de joute verbale en lui. Ses yeux plongèrent dans une auréole brune laissée par un bol sur la toile cirée, juste à côté de la trace d'une brûlure de cigarette. Puis, attiré par une musique suave, il releva la tête en direction de l'écran toujours allumé. Un couple à l'allure aisée, rayonnant de jeunesse, de bonheur et de santé, s'y embrassait avec passion devant les baies vitrées d'un immense loft aux tons bleutés, le disque rougeoyant du soleil couchant pour unique source de lumière. Dans la réalité de Charles, le soleil se couchait aussi ; il se couchait sur fond de ciel bas et menaçant, derrière les tours grisâtres de sa cité. Charles sentait subitement pesé sur ses épaules le poids de toutes ses années de misère minable. Il posa un regard vide vers son vis-à-vis ; considéra le boîtier entre eux; tendit lentement la main; pressa le bouton rouge. L’autre sourit, se leva, alla ramasser le téléphone à terre près du fauteuil, le plaça devant Charles, sourit encore.
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Message par Ernest Kurtz Mer 18 Aoû - 15:26

Mammifère cétacé le plus grand.... Part 4 (and last...)

Le réveil sur la table de nuit indique trois heures quinze. Et toujours pas de réponse. Immédiatement après qu'il eût raccroché le combiné, son étrange hôte avait pris congé. Et depuis lors, Charles ne peut empêcher ses pensées de s'emballer et de se perdre en conjectures abracadabrantes : A-t-il réellement eu affaire à un envoyé du diable ? A un mythomane particulièrement habile et bien informé ? A quelqu'un de singulièrement retors qui a voulu lui faire une mauvaise farce particulièrement élaborée ? Ces hypothèses ont toutes une tonalité irréaliste.

Pourtant, samedi prochain, il doit se rendre au « Chapeau du Bonheur » pour l'enregistrement des émissions de la semaine suivante. Le lendemain de la venue de celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto, le nom prononcé par l’animateur à la fin du « Chapeau du Bonheur » fût bien le sien.

Rien, vraiment rien dans toutes les supputations de Charles ne mène à une conclusion satisfaisante. Depuis deux jours, il erre mentalement dans la confusion. Et, rôdant autour de ses considérations désordonnées comme un prédateur opiniâtre qui attend patiemment que sa proie relâche un instant son attention pour porter le coup fatal, le mot « cachalot » colore insidieusement du rouge de l'angoisse toutes ses réflexions. Pourtant, contrairement à tout ce qu’il a fini par croire sur lui-même, par accepter comme une évidence inconsciente pas même susceptible d’être discutée, Charles lutte pour comprendre ; Charles se débat.


Brusquement, il est éveillé. Il se redresse d'un coup et ouvre de grands yeux épouvantés sur la pénombre. Son cœur cogne durement dans sa poitrine et la moiteur malsaine d'une sueur de cauchemar recouvre son corps d'une pellicule à l'odeur aigre. Charles déglutit par deux fois, cherchant ainsi à avaler l'effroyable idée qui vient de transpercer d’un trait d'acier le voile de son sommeil. Mais la flèche glacée s'est profondément fichée dans son esprit : Et s'il parle en dormant ?

Il dirige un regard de somnambule vers la fenêtre de sa chambre. A travers les rideaux, le jour commence tout juste à poindre. Charles comprend qu'il ne se rendormira plus. Qu'il ne s'endormira jamais plus. L'interrogation s'est muée en certitude et il le sait désormais: c'est durant le fragile temps de son sommeil qu'aura lieu l'attaque diabolique ; c'est-là qu'a été posé le piège méphitique, quelque part dans ce long moment nocturne pendant lequel il est sans défense face aux forces ténébreuses. Il parle en dormant. Il parle fatalement en dormant. Il en est certain au-delà de tout doute : il parle en dormant et, une nuit prochaine, sans même s'en rendre compte, probablement même sans le savoir, il prononcera le mot de sa damnation. Il a perdu, le jeu à peine entamé.


Quand arrive le samedi matin, Charles dérive au plus profond d'un monde devenu à peine translucide, dans lequel les sons ne lui parviennent plus qu'assourdis, comme étouffés par quelque invisible sas enveloppant son corps. Cela fait à présent trois nuits qu'une terreur crépusculaire l'empêche de prendre du repos ; trois nuits sans sommeil, passées à fumer, à boire et à ingurgiter, sans même les voir, les insipides programmes nocturnes des chaînes de télévision. Chaque fois qu'il avait piqué du nez devant l'écran, la pointe acérée de l'angoisse lui avait transpercé le cœur de son dard d'adrénaline. Il bondissait alors hors de ce presqu'endormissement avec effroi et contrôlait, l'air paniqué, son environnement pourtant quotidien avant de réaliser que les aiguilles du réveil posé sur le poste avaient à peine bougé. Trois jours et trois nuits sans dormir ; un vain combat qu'il avait cependant continué à mener, lui qui avait baissé les bras depuis des années. Sa chair semblait perdre sa consistance, se liquéfier d'heure en heure, son cerveau se déliter graduellement. Charles se réduisait inexorablement au noyau atomique de lui-même. Mais un noyau que l'épouvante rendait indestructible ; un Charles concentré en sa pure essence qui n'abandonnerait pas, qui n’abandonnerait plus, qui ne libérerait pas le cétacé emprisonné en son sein.

Comme il traverse la rue d'un pas mal assuré, il remarque soudain, sur le mur à côté des portes vitrées de l'immeuble où doit avoir lieu l'enregistrement du jeu, un énorme placard publicitaire. L'affiche représente une sculpturale beauté tropicale dont le rire cascade en gouttelettes, brandissant une bouteille de soda et chevauchant un cachalot gris-bleu jaillissant de flots à la limpidité idéale. Charles se fige au beau milieu du passage clouté. Un coup de klaxon rageur retentit. Charles sursaute et revient à un semblant de réalité suffisant pour lui permettre d'achever sa traversée sous les invectives du chauffeur, tout en évitant soigneusement que ses yeux ne retombent sur la publicité.

Le papier sur lequel il avait noté tous les éléments pour se rendre à l’émission en main, il pénètre dans le vaste hall à la propreté clinique de l'édifice. Il demeure interdit dans l'entrée, avant que son regard flottant ne tombe sur un comptoir d'accueil à quelques mètres de lui. Derrière l'hôtesse, un immense aquarium où s'ébattent une dizaine de cachalots nains. Charles fixe les terrifiantes petites créatures fuselées qui tournoient en tous sens.
- Oui ? demande une voix sirupeuse.
Il tressaille et pose des yeux apeurés sur la fille. Les mâchoires de celle-ci, étrangement proéminentes, semblent avancer comme l’ébauche de la gueule d'un...
- C'est à quel sujet ?
Charles la dévisage de son air hagard.
- Monsieur, insiste-t-elle d’une voix douceâtre, vous désirez ?
- Le jeu…
- Oui Monsieur, quel jeu, je vous prie ?
- Le Chapeau…
- Le Chapeau du Bonheur. Bien sûr. –elle commence à tapoter sur le clavier d’ordinateur devant elle- puis-je avoir une pièce d’identité, je vous prie ?
Un temps vide, puis Charles extirpe son portefeuille de la poche intérieur de son veston.
- Merci.
Un instant plus tard, muni d’un badge provisoire, Charles prend mécaniquement la direction des ascenseurs.

Immergé dans son univers de plus en plus nébuleux, Charles vécut la suite de cette matinée dans le studio d'enregistrement avec un curieux sentiment d'absence. Il était comme extérieur à lui-même, il n'était plus tout à fait le possesseur de ce corps qui se laissait guider passivement comme une grosse épave dérivant avec indolence au gré des courants. Plusieurs naïades se succédèrent pour le maquiller, l'habiller, le rassurer contre un éventuel mal de mer ou lui expliquer diverses choses dont il ne se souvint pas avoir retenu quoi que ce fût. A un moment, un être hybride, mi-jeune homme propre, mi-hippocampe, vint le submerger de tout un tas de brèves recommandations auxquelles il acquiesça les yeux dans le vague. Une fois sur le pont du jeu, il eut de nouveau droit, comme ses quatre congénères qu'il découvrit alors, aux mêmes conseils, de la bouche du Poséidon local. Puis ce fut le jeu proprement dit, auquel il n'eut pas le sentiment de participer vraiment. Un à un pourtant, ses adversaires sombrèrent et Charles, à la fin de l’après-midi, se retrouva finalement seul à la barre de son pupitre. Dans le monde flou dans lequel il était plongé, toutes ces heures se résumèrent au ballet aquatique des caméras qui lui tourneboulaient l'estomac et aux battements périodiques de nageoires qui lui martelaient l'ouïe lorsque le présentateur au sourire de squale consentait à interrompre le flot de son débit verbal.

Et puis, inexplicablement, Charles prend brutalement conscience du gargouillis de paroles qui se déverse dans ses oreilles :
- Merci Cynthia. Le mot à trouver, présente à la caméra le poisson-pilote de l'émission, c'est donc sur ce dernier jeu que va se décider le sort de Charles. Mon cher Charles, nous sommes donc parvenus à l'ultime moment de la semaine. Si vous remportez de cette dernière épreuve aussi brillamment que vous avez surmonté tous les obstacles jusqu'ici, tous les merveilleux lots du « Chapeau du Bonheur » que l’on peut voir actuellement à l’écran, tous ces cadeaux offerts généreusement par notre sponsor seront à vous, Charles. Pour cela, il faut que vous découvriez le mot remplacé par des cases noires dans le dicton bien connu qui va apparaître sur ce panneau. Vous êtes prêt, Charles ? Je vous rappelle que vous avez dix secondes pour retrouver ce mot, et droit qu'à une seule réponse. Prêt Charles ? Alors allons-y ! Top Chrono.

Face à Charles, les cases du panneau électronique s'éclairent une à une, révélant une succession de lettres dont la signification lui reste inintelligible. Mais parmi elles, huit cases noires l'une à la suite de l'autre le narguent. Huit cases noires ! Et Charles comprend alors instantanément qu'il s'est fourvoyé du tout au tout. Celui-qui-dit-s’appeler-Méphisto n'a absolument pas misé sur son sommeil pour le perdre. Il lui a tendu un piège beaucoup plus simple et finalement tellement évident que, pas un instant, Charles n'y a songé ; un piège qui se referme maintenant sur lui, un piège bien plus vicieux que ce qu'il a pu imaginer, un piège qui lui laisse sentir l'odeur de la bonne fortune, qui lui laisse presque toucher du doigt la réussite avant de le broyer net. Naturellement ! Huit cases noires ! Huit cases : C pour la première, A pour la deuxième, C pour la troisième, H pour la quatrième, A pour la cinquième, puis L, O et enfin T. Le compte y est ! Cachalot ! C'est le mot manquant ! Ça ne peut être que cela ! Cachalot ! Cachalot ! Cachalot !

Le gong retentit.
- Alors, Charles, avez-vous deviné le mot qui manque dans notre dicton ?
- Ca... cachalot, souffle Charles.

Et tout son corps, enfin délivré, se relâche, faisant voler d'un coup ces remparts mentaux qu'il a bâtis autour de lui pour se couper du monde, pour s'enfermer en lui-même avec un cétacé pour toute compagnie.

Des rires sonores font écho à sa réponse. Puis vient la voix du présentateur, qui dissimule mal son hilarité derrière le sourire convenu de son statut.
- Et non, Charles, malheureusement pour vous, ce n'est pas le mot à découvrir. Comme nous le montre maintenant notre panneau, ce mot est « pauvreté ». « Pauvreté n'est pas vice », c’était la maxime qu'il fallait retrouver. Charles, je le regrette, mais vous avez perdu.

Charles Dutter redresse le menton –peut-être un rien plus haut qu’il ne l’a fait depuis des années,- regarde un instant cet imbécile propret et sa potiche à l'érotisme hypocrite, puis les dizaines de visages amusés qui lui font face, public à l’enthousiasme de commande sagement parqué dans son rêve de reconnaissance, considère un temps le décor clinquant du plateau comme l’écrin toc d’un bijou de supermarché, et c’est comme s'il contemple soudain une photographie de sa propre vie avec dégoût. Perdu ? Il a perdu ? Peut-être. Sans doute. Mais Charles sent qu’à partir de cet instant, et ce au moins jusqu'à sa mort, il va tenter de regagner quelque chose qu’il a oublié, abandonné, méprisé depuis fort longtemps ; quelque chose qui pourrait s'appeler son âme.
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Mammifère cétacé le plus grand des animaux... Empty Excellent mammifère

Message par NoëlB Mer 18 Aoû - 17:02

Je n'ai encore lu que la première partie mais je trouve ça excellent pour le moment... Un peu après la quatrième dimension il y a eu cette série qui s'appelait Le Voyageur un peu dans le même esprit...
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Message par Manuel Mer 18 Aoû - 17:10

Pas mal. J'attendais une fin plus dramatique, plus dans le style Serling et Matheson. Celle-ci me convient aussi.
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Message par stalker Mer 18 Aoû - 19:53

Colonel Kurtz est un cachotier. Pas uniquement lecteur.
Je colle un post-it dans mon cerveau : lire les quatre chapitres de Colonel Kurtz.
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Mammifère cétacé le plus grand des animaux... Empty lol colonel

Message par NoëlB Mer 18 Aoû - 22:01

Ouais j'ai remarqué le coté nonchalant, genre j'ai un petit texte qui traîne si tu en as qui calent les meubles n'hésite pas à nous les proposer !
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Message par edmond Gropl Mer 25 Aoû - 14:39

Je trouve que ça s'adapterait à la perfection à un scénario de Bd, du genre Mr Bidochon veuf.

'Torquemada de l'acculture", c'est une tres bonne formule (parmi d'autres).
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Message par Ernest Kurtz Mar 31 Aoû - 9:47

Merci Edmond.
Une BD, pourquoi pas ? Si quelqu'un sait dessiner...
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